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Traverser et être traversé

Pour dire ce que m’inspirent les œuvres de Chantal Fontvieille réunies sous le titre « À travers », j’emprunterai un détour : celui du mot traverser lui-même. Chantal connaît ma passion pour les mots. À vrai dire, plonger dans leur épaisseur sensible, me laisser traverser par eux, écouter ce qu’ils ont à m’apprendre, c’est bien plus pour moi qu’un détour, c’est ma voie d’approche vers le monde.

Pour parler des cibles exposées par Chantal Fontvieille, ces objets traversés de déchirures mais aussi de lumière, je ne peux séparer « traverser » d’« être traversé ». La vie, me semble-t-il, entrelace constamment ces deux expériences.

Le cours de la vie ne coule pas comme celui d’une rivière tranquille dans son lit. Il est sans cesse barré d’obstacles qui viennent se jeter en travers de sa route, sans cesse traversé par d’autres cours. Dès que les enfants sont en âge de marcher dans la ville, exposés au flot des voitures, ils entendent ce cri : Attends-moi pour traverser ! Et quand vient l’âge où ils sont fiers d’avoir enfin le droit de sortir, c’est alors : Attention en traversant ! On n’emploie même pas de complément : traverser, c’est traverser la rue, cela s’entend. On ne laisse l’enfant traverser seul que lorsqu’il a compris que son propre cours à lui n’est pas tout puissant, qu’il ne peut pas suivre son avancée dans l’insouciance de tout ce qui vient se mettre à la traverse. 

Oui, traverser, c’est dangereux. Une épreuve périlleuse. Les flux qui traversent notre vie risquent de nous emporter. On peut se noyer dans le fleuve qu’on tente de traverser à la nage. La représentation imaginaire qui règne sur la traversée, c’est sans doute d’abord celle-là, celle de l’eau. Une représentation venue du fond des âges, depuis le désarroi de l’homme primitif en quête de nourriture quand son avancée se heurtait à un cours d’eau. Et puisque la traversée est péril du passage, comment ne serait-elle pas aussi associée au plus terrible, au plus mystérieux des passages : celui de la mort ? Tragique traversée à l’horizon de notre courte existence. Depuis les plus lointaines mythologies, le passage dans l’au-delà fait intervenir une traversée souterraine en barque. Charon, le passeur le plus célèbre, fait traverser le fleuve qui sépare le monde des vivants de celui des morts. Du reste mourir se disait aussi autrefois transir, ce beau verbe qui signifie « passer au-delà »  – il en reste quelque chose aujourd’hui dans trépasser.

C’est peut-être la seule traversée qui, bien que nécessaire et désirée par toutes les âmes qui attendent Charon sur la rive, ne s’accompagne pas de triomphe. Car traverser commence comme triomphe, et c’est ainsi que je l’ai d’abord entendu. Triomphe de la première traversée de la Manche à la nage en 1875 ; de celle de l’Atlantique en avion par Lindbergh en 1927 ; fascination chaque année, pour les traversées en solitaire. Admiration générale pour les œuvres qui ont su traverser les âges. Prestige du valeureux héros des contes, qui traverse les adversités successives comme autant d’initiations. Triomphe à coup de trompette de l’entrée des Hébreux à Jéricho après la traversée du désert. Mais aussi, plus ordinairement, victoire remportée par chaque être humain qui parvient à traverser les épreuves. Dans la tragédie, cela s’appelle « destin », comme Racine le fait dire à Néron : « Ainsi par le destin nos vœux sont traversés » (Britannicus, acte III, sc. 8). Mais dans nos vies aujourd’hui moins soumises à la loi du destin, on conçoit volontiers les épreuves en termes de traversée à accepter et à accomplir. On en sort indemne, voire grandi. On a traversé le péril, sans trébucher. On s’est tiré de l’embarras où il nous plaçait – et dans embarras on entend bien ce qui barre, barrage, barrière, barreaux qui emprisonnent. On a relevé le défi. On est parvenu de l’autre côté. Sur l’autre rive. 

Ce passage sur l’autre rive, c’est trans qui le porte, dans le mot traverser. Trans, qui signifie « d’un côté à l’autre, à travers, au-delà » comme dans transformer, transfuser, transporter ou, sous la forme tra, dans traduire. Et puis dans traverser il y a aussi vertere, dont le premier sens est « tourner » (d’où vertige, convertir, verso, inversion, et même univers…, une liste de dérivés proprement vertigineuse !).  Mais il signifie aussi « se tourner vers », c’est-à-dire prendre telle ou telle direction. Quand on tente une traversée on se lance au travers de l’obstacle. Il s’agit, résolument, d’arriver à se transporter de l’autre côté.  

Mais l’obstacle à traverser ne se présente pas toujours horizontalement sous nos pieds, à la façon d’un fleuve. Parfois il se dresse verticalement : un mur, une paroi opaque. Alors il s’agit d’y découvrir une trouée, ou d’y pratiquer une brèche, pour pouvoir passer à travers. Pour continuer sa route de l’autre côté. Une fois que cela a été franchi. 

Alors ce peut être le lieu d’un autre triomphe. Un accès à l’inconnu que l’obstacle nous dissimulait à la façon d’un écran ou d’un voile. La traversée se fait traversée des apparences, comme dans le roman de Virginia Woolf qui porte ce nom. Alice passe derrière le miroir dans le roman de Lewis Caroll De l'autre côté du miroir, et ce qu'Alice y trouva. Chez Rimbaud, c’est le rayon violet du regard qui déchire la trame des apparences et fait accéder aux « Silences traversés des Mondes et des Anges ».  Dépasser l’apparence pour accéder à une vérité, ou du moins à un sens jusque-là caché. Traverser le miroir, déchirer le voile ou la nuée qui cache le ciel : ces motifs traversent l’histoire de l’art et de la littérature. Peut-être la connaissance passe-t-elle toujours par la déchirure d’un écran : « Considérons au travers de quels nuages on nous mène à la connaissance de la plupart des choses » (Montaigne, I, 27).

Les cibles qu’utilise Chantal Fontvieille sont, elles aussi, comme des murs, des voiles ou des écrans, placés verticalement en face de soi. Mais c’est volontairement qu’elles ont été ainsi disposées et dans une intention toute différente. Le tireur à l’arc ne vise rien au-delà de la cible, il ne s’agit pas pour lui de la traverser lui-même. Nul péril en jeu, seulement le risque d’un échec. Il faut réussir à transpercer cette cible de sa flèche, à l’atteindre en plein centre. C’est là que sera le triomphe. La portée du geste s’arrête à la surface de cette cible. Peu importe ce que le tir a laissé comme traces derrière. Imagine-t-on un tireur à l’arc venir contempler l’envers de la cible ? Pas plus qu’un chasseur s’agenouillant près de la bête qu’il vient de tuer pour panser ses blessures. 

C’est ici que l’intervention de Chantal Fontvieille rompt avec toute tradition antérieure, dans une approche toute neuve. Elle ne s’intéresse pas au triomphe du geste de traverser, que ce soit traverser la cible en plein centre, ou sortir indemne d’une zone périlleuse pour continuer sa route de l’autre côté, ou accéder à un inconnu placé au-delà de l’obstacle. Elle passe de l’autre côté, oui, mais seulement de l’autre côté de la cible, son envers, son verso. Il ne s’agit pas d’aller voir comment c’est plus loin, une fois qu’on a traversé, non mais de voir ce que ça a fait sur l’objet traversé. En l’occurrence sur l’objet transpercé, avec toute la violence de ce geste. Car dans le lancer de flèche il y a l’intention de pénétrer l’objet, de s’y enfoncer, de l’atteindre – oui, comme on dit de quelqu’un qu’il « il a été atteint par un événement ». Une fois cette intention réalisée, la cible perd tout intérêt. Qui, à part Chantal Fontvieille, s’intéresse aux effets produit sur elle, aux marques, aux traces qui s’y sont imprimées ? J’y vois pour ma part une attention proprement féminine, aux blessures du monde et des êtres.

Cette cible est bien plus qu’une cible. C’est la trame du monde, déchirée par les coups qui l’ont atteint. Chantal Fontvieille passe sur l’envers de la trame, pour considérer les traces laissées par cette violence. Elle interroge l’envers du monde. Elle reste là, auprès de l’objet traversé, penchée sur lui. Il cesse d’être quantité négligeable, simple obstacle qu’on escamote aussitôt qu’il a été franchi. 

Cette cible, c’est nous, aussi. Nous tous, les êtres troués par tout ce qui nous traverse. Nous tous, les êtres traversés. À rebours de l’image traditionnelle de la vie comme traversée : non, dans ce parcours on est bien plus souvent traversé que traversant. À rebours de la traversée triomphale, considérée uniquement dans son efficacité, comme franchissement pour pouvoir continuer sa route au-delà, et jamais comme phénomène en soi, dans les effets qu’il produit et les traces qu’il laisse. 

Être traversé… Oui, nous le sommes constamment…Par ce qui traverse notre esprit, par les sensations qui nous parcourent… Une pensée, un doute, une inquiétude nous traversent. Pascal parle des troubles qui viennent traverser notre repos. Introuvable repos, puisque nous baignons dans les flux qui nous traversent. Le cours de notre vie croise à tout moment celui de la vie des autres, d’où remous et tourbillons. Le langage lui-même est un courant qui nous traverse, qui existait avant nous et sans nous. Et aussi les courants d’influences venues des générations qui nous ont précédés. Et puis encore les imprévus, les accidents, les maladies, les deuils… On entre en nous comme dans un moulin. C’est brutal, c’est tempétueux, torrentiel même. On est livré au monde. On est un lieu de passage. On est tout transi de peur, de froid, d’effroi. Traversé, tremblant, trébuchant sur les chemins. Jeté à tout moment au travers du monde, hors de nos abris. Tragique traversement. Comment ne pas prendre mal, ne pas prendre de travers ce qui sans relâche nous pénètre, nous sillonne, nous transperce ? 

Et pourtant, être traversés, c’est notre condition d’êtres vivants, c’est le flux même de la vie. Celui de notre respiration, l’air qui nous traverse, entre en nous et en ressort. Non, décidément, la vie n’est pas une traversée, mais bien plutôt un flux qui nous traverse et nous porte. Il coulait avant notre naissance et continuera au-delà. Il est parfois lui-même traversé d’obstacles, mais les franchir ce n’est pas un triomphe personnel à verser au compte de nos aptitudes conquérantes, c’est le mouvement même de la vie, qui nous pousse plus loin. Seulement cette représentation-là est moins flatteuse pour notre moi. Si nous sommes essentiellement traversés, nous ne pouvons plus nous concevoir comme des entités distinctes, autonomes, mues par leur volonté et leur courage. Le vaillant chevalier traverse triomphalement les fleuves les plus périlleux, les forêts les plus impénétrables, les flammes que crachent les dragons, mais il n’est pas censé être lui-même traversé. Son prestige de conquérant perdrait beaucoup à s’aventurer dans ces zones troubles de féminité réceptive.

Peut-être abandonnerait-il même alors la voie droite qui le mène si résolument vers son but. Être traversé comporte le risque – ou l’opportunité – d’un changement de direction. En termes de marine, on dit qu’on traverse une voile quand on lui offre la plus large prise au vent pour faire tourner plus aisément et plus vite le navire autour de son axe. Oui, se laisser traverser c’est aussi présenter au monde la plus grande largeur de soi-même, laisser le vent s’y engouffrer, lui offrir notre voile déployée, le laisser libre de nous faire changer de direction. Comme le disait plus clairement autrefois le mot traverser. Dans les romans médiévaux on pouvait annoncer Ici traverse [change] l'aventure pour signaler un tournant du récit. 

Se laisser traverser : se lancer dans le monde comme on s’en va à travers champs, très loin de la grande route droite, avec le risque de perdre le chemin du retour. Dans le désir passionné de ce qui nous traversera. « La passion reste en suspens dans le monde, prête à traverser les gens qui veulent bien se laisser traverser par elle. »   (Marguerite Duras, L’Amant)

Se laisser traverser. C’est sentir aussi, si on écoute bien, que tout ce qui nous traverse nous quittera un jour, pour poursuivre sa course au-delà de nous. Il est heureux que les événements, les affects et les passions nous traversent et finissent par ressortir de nous, de l’autre côté.  Ils ne restent pas enkystés en nous, sans issue. J’aime à penser qu’en ressortant, ils laissent bien autre chose que la trace d’une blessure dans notre dos. Qu’ils soient porteurs de notre devenir. Oui, même s’ils nous bouleversent et nous renversent, qu’ils soient d’une manière ou d’une autre versés au profit du devenir.

Alors la liberté qu’il nous reste, parmi tout ce qui nous traverse, c’est de décider parfois d’en traverser résolument toute l’étendue, d’acquiescer à ce flux, de le laisser nous travailler et d’accompagner la transformation qui s’amorce, pour la mener jusqu’à son terme, jusqu’à l’autre rive. C’est peut-être ainsi que se produit parfois la création : comme la traversée résolue de ce qui s’est présenté en travers de notre vie. L’accompagner jusqu’à son terme, ce serait accomplir sa transformation en œuvre. Pour Chantal Fontvieille, transformer les traces de blessures en tableaux traversés de lumière. Faire de la beauté avec des déchirures.

Texte: Sophie Coste
inspiré par quatre œuvres de Chantal Fontvieille  à voir dans Galerie Amavero

pour en savoir plus sur Sophie Coste et son livre à paraître Gestes de femmes
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