en bord d'éternité

quand je serai parti
de mon âme ma vie
je me vois volontiers
assis sur un nuage
causant aux trépassés
gisants de tous les âges
pendant que vous muets
souffrirez pleutres mous
juste en deçà de nous

mais nous serons cléments
avec vous les vivants
parce que nous aussi
gaspilleurs de futur
locuteurs de grands cris
et de petits murmures
nous fûmes égoïstes
amoureux destructeurs
ambitieux et menteurs    

oublieux de la vie
je me demande si
nous les fantômes blancs
les ectoplasmes blêmes
les affranchis du temps
nous garderons quand même
en vous examinant
en bord d’éternité
un ultime regret

jaune et rouille

nappes de vignes
aux multiples teintes
tirées d'une palette 
jaune et rouille
pénétrant les sens à vif

treilles dignes
gémissantes 
du poids du temps
dépouillées de leurs apprêts
les voici comme elles sont
fatalement désossées
maigres et nues
cernées des compagnons
chênes verts et blancs antiques
tordus par un sorcier sadique

ciel bleu et rose
aux incroyables diagonales
ouatées le matin
cristallines ensuite
ensorcelées le soir

taches de sang
des cailloux rouges
incrustés toute l’année
mais se détachant mieux
d'un paysage écorché

l’automne en provence
ce n’est pas l’automne qui danse
c’est une saison unique au monde
aux odeurs et couleurs invisibles
un jardin mystérieux
calme impénétrable 
et mythique


pensée errante

ma pensée part errante
avide d’assouvir
ses lubies d’asservir 
sa chimère aberrante

elle vaque intrigante
toujours prête à servir
son ardeur pour gravir 
toute pente insouciante

vif un son vient percer
mon rêve dispersé
le réel me fait face

dur un monde insensé
force mes yeux baissés
ma pensée s’éteint lasse

la pierre grise est la plate statue

la pierre grise est la plate statue
portant en sacrifice un scorpion mort
là-bas l’enfant joueur sourit encore
ses bras arrondis cerclant l’arbre nu

tu rencontreras ainsi tant de vies
qui s’exposeront sans voile pour toi
guettant impatiemment que tu sois là
pour lever leur rideau de comédie

marcheur solitaire tes pas t’élèvent
plus haut que le monde aux mille visages
tu deviens une abstraction moine sage
énigmatique maître sans élève

pas de méditation juste la marche
instinctive et méthodique allurée
les arbres protègent ton avancée
de penseur libre serein patriarche

pour toi la nature n’est pas un temple
elle est un rêve vif allégorie
où tu pourras suivre tous les génies
sans paroles sans bruits sans gestes amples

les fantômes gris de l’humanité
te donnant la main pour former la ronde
tu vas goûter la vibration du monde
née il y a plus de cent mille années

tu t’es arrêté tu danses tu erres
tu ris tu tressailles tu virevoltes
soudain tu te réveilles sans révolte
simple marcheur sur un chemin de pierres

mille sources

c’était un juillet bleu
comme en connaît peu
au plateau des milles sources
pays trompeur
en apparence charmeur
qui cache des tourbières fourbes 
dans ses bouquets d’herbes et de fougères
malheur au marcheur qui s’y perd
il rencontrera plus d’un fossé impénétrable 
entre lui et son but
pays de rêve pourtant 
où tout est bucolique
le filet décidé d’un serpentin de ruisseau
le zigzag ivre des papillons blancs
la lumière tachée des hêtres frissonnants
les vagues de vent circulaires
bruissant dans les frondaisons animées 
le violet brutal des bruyères d’été 
ses forêts de sapins en flèches 
on se croirait à la montagne
alors qu’on n’y est pas
même un village se dénomme ainsi
faux-la-montagne
et pourtant ici
tout est vrai

je voudrais écrire

je voudrais écrire
les plus belles pages du monde
que le monde lirait 
en pleurant un peu

mes pages seraient pleines
de tristesse et de beauté
le beau est toujours triste 
quand il est intouchable

au bout de la tristesse 
entre les lignes poindrait
une faible lueur d’espoir
ne pas mourir tout à fait

je parlerais de l’amour
trop fort débordant
en vagues sur les rochers
blanchis d’écume

des désirs non accomplis
du renoncement
rogneur d’âme qui tient
éloigné du but 

je dirai la mer
et son horizon
et les oiseaux verts
là-haut qui s’en vont

je dirai l’envie
d’être un autre
que cet empêtré
dans la lourdeur des choses

dans mes pages je volerais
fièrement librement
sur ma vie sans frontières
mon passé sans cadran

je parlerai des yeux
qui m’ont rendu fou
et du dernier regard
porteur du noir infini

je parlerai du temps perdu
qui fuit lentement
comme un goutte à goutte
du sang des gens

des mots qui se croisent
sans s’entendre têtus
comme deux rivières
refusant de confluer

du soleil aveuglant
qui fermerait les yeux
cédant à la chaleur
des formes emmêlées

je parlerai du corps qui s’abandonne
dans sa nudité offerte
sa peau un fruit rouge
à croquer délicatement

dans la foison de mes pages
on verrait plein de tableaux
à contempler longuement
comme une source de vie

les mots sont si faibles
menteurs réducteurs
la peinture est le parangon
de la création humaine

je voudrais que mes mots
se lisent comme un tableau
une musique symphonique
une  matrice de liens

je voudrais écrire l’océan
des plus belles pages du monde
pour que le monde y plonge
s’en nourrisse et renaisse

l'homme nu

les lumières jaillirent de la nuit
crépitant comme un feu d’artifice 
lanceur de fausses étoiles 
vers le dôme du monde

je vis la folie des hommes
le passé reconstruit le présent occulté
le futur antérieur non advenu
l’espace infini courbé par le temps

puis un long chant d’amour 
rivière tortueuse et lente
coula en déchirure aiguë
cicatrisant les champs de vie

à genoux l’humanité  priait 
ses totems qui lui psalmodiaient
peuple né de la pénitence
tu vivras dans la souffrance

une longue plainte naquit
mère de tous les cris
fil d’ariane reliant les cœurs
tiraillés entre désirs et pleurs

indifférent aux maux
je marchai jusqu’à l’aube
et quand le jour advint
j"étais le nouvel homme nu

cauchemar

la voiture danse sur deux roues
l’aspirateur s’envole à cheval sur son manche
la maison fume comme une pipe
le réverbère s’interroge sur son avenir
le lit rebondit comme un fou à ressort
le trottoir zigzague
le téléphone dit des gros mots
le camion de pompiers rue comme un mustang sauvage
l’ordinateur radote radote radote
le feu rouge reste rouge et le feu vert devient rouge 
le robinet du lavabo lache des jets d’eau multicolores
le train qui passe allume toutes ses lumières 
la chaise fait la toupie sur un seul pied
le cycliste tourne en rond
la table monte en l’air et retombe en soupirant
l’arbre se met à chanter
le linge s’entortille sur son fil
l’alouette exécute un salto arrière
l’escalier en colimaçon ne mène plus nulle part
l’autoroute fuit comme un tuyau percé
le mur de la chambre murmure des mots d’amour vieux de mille ans
l’horloge de l’église sonne minuit toutes les heures
le livre dans la bibliothèque s’ouvre et se ferme  faisant voleter ses pages
je me réveille en sueur
tout semble normal
je me lève
ouvre la porte 
avance un pied
et je tombe
je tombe
Conseil: une fois sur les poèmes, passez d'un texte à l'autre avec les flèches du clavier