fouiller la surface (3)

j’écris pour fouiller la surface indicible
des choses et des gens
dans la sphère de l’invisible
au-delà des mots et des traces

mes mots ne sont pas des mots
ils sont la rencontre improbable
entre l’âme et la beauté
la volonté imparable
de peindre l’indiscernable hybride
de sentiments et d’émotions

je ne sais pas crier
tout juste murmurer
ma sincérité mon désir immanents

je cherche à créer
les rêveries d’un tableau abstrait
le foisonnement d’un paysage de recoins
la larme limpide d’un prélude en do majeur
les cieux aux nuages éclatés

je veux décrire
les yeux transparents grand ouverts
la main douce poussant un soupir
la mort amère si attirante
les rages de l’être à tous les âges
les folies de la vie tournis
j’écris pour me sauver de mes tourments
stopper leur cycle un moment
les voici suspendus en l’air par mes mots
qui les empêchent de retomber

d’un œil je les vois prêts à se ruer sur moi
alors je continue d’écrire en apnée
plongeant toujours plus loin
dans un monde sans fin

quand j’écris j’ai peur de mes mots microscopiques
mais je continue tant pis
porté par un espoir improbable
écharde de bois transocéanique
petit caillou à la fois dense et léger
chassé par le vent
cerf-volant hésitant
après s’être détaché de son fil
et qui tournoie en montant

mes mots forment une myriade
de filandres fécondes
plus fortes que la matrice des heures
une kyrielle de notes
frappant les cœurs des bouts du monde
où je ne suis jamais allé

j’écris pour lancer des passerelles entre les êtres
lignes de vie d’un bateau cherchant son cap
je ne veux pas d’échelles ni de solutions
je veux des rêves de la vibration

voile s’évanouissant à l’horizon
mon texte va m’abandonner
ayant gravé en moi un sillage profond
hors de ma vue il vivra à jamais

j’écrirai encore et encore jusqu’à ma mort
et ce jour-là mes mots d’amour et d’or
je les serrerai contre moi
je les emporterai avec moi
qui sait à qui ils pourront profiter

les nuages sauront-ils les aimer ?

version publiée dans elle joue la nuit, c'est-à-dire remise en vers livre de la version prose qui a reçu le 1er prix du concours Amavica 2022 - Mille poètes en Méditerranée - catégorie Prose poétique

l'amour la mort

un jour, son apparition
illumina la terrasse d’en face
s’installant dans le fauteuil
elle prit son livre dans les mains
et ne le quitta plus des yeux
jusqu’au soir

plongé dans ses tourments
il ne détecta pas sa présence
tout de suite

en quelques jours
la routine s’était installée
elle se montrait l’après-midi
dans la chaleur épaisse
glissant telle un fantôme
vers le même coin d’ombre
d’où elle ne bougeait plus
tête penchée sur le côté
regard hypnotisé par les pages

auréolée par la lumière blanche du soleil
il ne pouvait détailler son visage à contrejour

il l’imaginait jeune et belle triste
se consolant dans ses lectures
pour oublier

son amant l’avait quittée certainement
et la vie ne possédait plus de sens pour elle

pour lui non plus

toujours seule
personne pour venir la voir
seule une vieille servante
pour s’occuper d’elle

solitaire lui aussi
n’ayant envie de rien
et rien à faire
il la fixait des yeux
chaque jour
un peu plus

jamais elle ne fit un geste pour signifier
qu’elle avait perçu son manège
alors il l’aima de plus en plus fort
et un soir décida de déclarer sa flamme
dès le lendemain

cette idée l’asphyxia toute la nuit
le lendemain elle n’apparut pas

il sut alors qu’elle était morte
respirant brusquement de plus en plus mal
il mourut dans la journée

par hasard
ils furent enterrés tous les deux
côte à côte
au fond du cimetière
contre le vieux mur en pierre
rongé par les plantes

en quelques mois
le lierre recouvrit les deux tombes
d’un même manteau vert
comme pour les réunir à jamais

En souvenir de la tombe des frères Van Gogh à Auvers-sur-Oise
Voir une mise en scène avec une image IA créée pour le texte dans Poésie de l’Art

les portes de la nuit

les portes de la nuit
sont prêtes à lever
devant moi sans un bruit
les voiles du secret

je ne vais plus penser
le chemin qui me mène
m'y portera sans peine
tout sera consommé
les plus avec les moins
les vallées et les monts
les souffles et les vents
les déliés et les pleins
les magies du relief
graveuses d’infini

dans un dernier regard
par-dessus mon épaule
je saurai qu’il est tard
et dans la grotte noire
le silence viendra
avec la fin des mots

si longtemps immuables
dans la beauté des choses
soudain évanescente
les mains s’envoleront
les yeux se soumettront
les cœurs s’évaderont

quand sans que je le veuille
je franchirai le seuil
des portes de la nuit
gardiennes de l’oubli
je n’aurai qu’un regret
n’avoir pas su te dire
dans un plus grand sourire
à quel point je t’aimais
Texte : Luc Fayard
illustré par le tableau 
Route dans la forêt de Fontainebleau, de Théodore Rousseau
voir mise en scène dans
Galerie Amavero et Poésie de l'Art.

nuages de lune

il marche la tête vide et pleine
ses pensées vont et viennent
comme des nuages de lune
des images se suivent
en procession furtive
la vie dispersée en brume
les mots encore absents
les couleurs autour de lui
la fausse nuit d’un nouvel automne
l’air dispenseur de murmures
il sourirait presque
de tous ces possibles
futur moins conditionnel
lumières de bonheur
malgré l’absence du ciel
mais dehors et dans son cœur
il marche dans le brouillard
dans les poches de son manteau
profondes comme des cavernes
les deux poings serrés sont si fermes
qu’ils pourraient tenir des marteaux

Texte: Luc Fayard
inspiré de:
Silence d'Or, de Sophie Roccco - 2023 - pigment et liant sur toile - 100 x 100 cm - son instagram

trois bambous

trois longs bambous gris 
hachurant la vue 
sans rien occulter

trois nuages ronds 
transmués dans l’eau 
en grosses meringues

trois buissons groupés 
révélant la chatte 
enfouie dans ses pattes

trois collines courbes
s’offrant mollement
à l’air du printemps

terre et ciel jaloux
du beau bleu de l’eau
appelant la nuit

tout va se voiler
sauf le bonheur né
de cette harmonie

Texte : Luc Fayard
inspiré de : Landscape with trees (1908), de Teodoro Wolf Ferrari (1878-1945), tempera sur papier (cité sur instagram par @lejardin_robo
à voir illustré dans Galerie Amavero
Conseil: une fois sur les poèmes, passez d'un texte à l'autre avec les flèches du clavier