paradis perdu

longtemps
je me suis enivré des effluves magiques
issues d'un pays irréel et magnifique
mêlant les lignes vertes les arbres tendus 
deux magnolias passagers un sequoia nu
les allées sableuses bordées de fleurs vivaces
les buis interminables et les herbes grasses
l'eau glauque de la mare où se perdait la pluie
le chant aigre et joyeux des oiseaux rouge et nuit

paradis de façade où l'on vit durement
chaque heure penchés sur la terre prodigue âcre
auteurs de courtes morts et de petits miracles
répétant leurs gestes pour les temps incessants
homme et femme créaient des beautés éphémères
inusables maillons de chaînes séculaires

dans ce lieu pourtant bien réel olympien calme
la lumière créait une effraction bizarre
causée par les couleurs et les ombres mêlées
nappant d'une teinte étrange le paysage
elle peignait les bois de zébrure filtrée
impossible au peintre indispensable à l'âme

longtemps 
après cette vie rare
évoquées d'une mémoire nébuleuse 
les images défilèrent en se bousculant 
dressant un long inventaire improbable
de lieux de sentiments d'instants insondables

vitres brisées de la serre miroir de vie
ample saut du loup qui n'aura jamais sauté
dernière porte au vert sombre infini
barre noire de la forêt qui vous appelle
balançoire qui porta ses gamins bercés
potager rangé des gens heureux besogneux
marronniers alignés dans une courbe douce
cheveux au vent d'une jeune fille à cheval
jaunes champs accueillants les blondes d'aquitaine
immense if parapluie aux longs bras de sorcière
 
et que dire encore de tous ces caractères

l’insolite apparence des murs 
les reflets ronds des fenêtres 
les pentes aiguës des toits 
la fierté des cheminées 
les persiennes bleutées 
les allées nichées sous les frondaisons ventées

et partout ces verts et tous ces gris 

dans ce lieu béni
où se croisent espoirs et tempêtes
tout finit en harmonie en vibration
accords soignés plaintes secrètes
à travers temps et générations

tout restera tout reste 
assidûment incrusté 
écrit en ribambelle
dans l'air vieilli par l'histoire 
dans le vent de la plaine et des forêts 
dans la terre et la poussière 
dans le cœur des mères et des amants
dans l'ombre choyée des enfants
riant et chantant en ritournelle

ici tout se fabrique et se noue 
entre âme et nature
la clarté et les sourires 
les ombres et les soupirs
la pluie et les larmes
le soleil et les drames
la nuit et la noirceur
les racines de la terre et du cœur
toutes les origines de la fusion
qui a enfanté ce monde à part suspendu
où même le soleil et la lune 
m'ont murmuré des mots doux

alors au dernier souffle de mon dernier soupir
quand j'aurai vécu de nombreux destins
pouvant retenir de mes nombreuses vies
tant de sommets et quelques abimes
un seul instant me viendra à l'esprit
celui-là insensé terrible
où je tournai le dos au paradis
comme dans un flash-back au ralenti
le moindre détail me reviendra

la porte grinçante se refermant sur son passé
la descente de l'escalier marches de tombeau
le bruit mécanique du dernier tour de clé 
et le silence soudain voilant la scène de son halo
dehors dans la cour mes pas broyant le gravier
la feuille morte chassée du pied
la grille que je repoussai dans son cri 
ma main tremblant sur le portail gris
et mon dernier regard qui tout embrassa
comme si tout allait s'arrêter
pour écrire en lettres de sang
le mot fin sur l'écran de ma vie de cinéma

j'ignorais pourtant ce jour-la
que vivant dans un riche présent
je porterai comme une offrande 
ces images et ces souvenirs
et surtout surtout j'ignorais 
que dans le cumul des années
submergé par le flux des nouveautés
je vivrai ma deuxième vie 
sans remords ni regrets
juste une infinie nostalgie

Conseil: une fois sur les poèmes, passez d'un texte à l'autre avec les flèches du clavier