et le verbe s'est fait dans ta chair

et le verbe s’est fait dans ta chair
à partir de là
plus de jour ni de nuit
rien que le gris des lignes entassées
qui se mordent les unes les autres
méchantes superbes terrassées
bousculées par la touche entrée de ton clavier

tu écris fiévreusement pressé par le temps perdu
tu cherches à retrouver dans la jachère de ta vie
ces idées ces phrases sublimes inoubliables
après lesquelles tu courais sans te savoir oiseau de proie
et qui s’étaient envolées avant que d’exister

désormais plus rien ne peut t’arrêter
tu accouches tes mots comme une lapine pond
tu sculpte tes images en formes ciselées

il faut que tout soit parfait vite
précis et beau inédit
les mots se bousculent
ils ne t’ont pas attendu pour vivre
alors prends les tous
la folie est en toi
tu es en route
ton chemin d’écriture enfin
ta rédemption ton salut
plus que le bonheur la joie
l'accompli l'infini
écrire est le but de la vie

que notre vie soit belle

je voulais que notre vie soit belle
beauté des lieux des objets
beauté des personnes
beauté des sentiments des idées
beauté des projets des actions
littéralement remplie d'elle

après avoir épousé ma femme très belle
ensemble nous avons fait de très beaux enfants
qui ont eu plein d'idées des fortes et des belles
et qui possèdent un regard si beau si fier

nous avons choisi des lieux et des objets anciens
par conformisme par sécurité
la modernité n’a pas fait ses preuves de beauté
éphémère elle est risquée
c'est demain peut-être qu'elle sera belle

nous avons mené presque à terme quelques beaux projets
ensemble main dans la main cœur contre cœur
habités du même désir bâtir ciseler

les belles idées j’ai laissé tomber
je ne sais pas ce que c’est
certaines ont abouti à des catastrophes
et les sentiments
pas moyen de les contrôler
c’est génétique c’est tripal
tu ne commandes pas
tu pleures tu ris tu aimes t’es programmé
c’est beau ou c’est laid et puis voilà

j’ai toujours voulu que notre vie soit belle
fouiné reniflé cherché partout la beauté
comme si on pouvait la toucher
comme si elle existait
elle est venue comme un fantôme
dans une nappe de brume
puis elle est partie
ne me laissant que des regrets
elle a glissé d’entre mes mains
sans s’installer rebelle
pourtant demain
je voudrais que notre vie soit belle

c'est surtout quand elle penche la tête

c’est surtout quand elle penche la tête
sur le côté
légèrement
un décalage dans la position
qu’il devient fou

dans le mouvement
ses cheveux déjà longs
tombent un peu plus
et ses yeux sombres
se plissent
avec un point d’interrogation
niché tout au fond

il suffit
qu’elle ait ce millimètre de geste
pour que son cœur vibre fort
il n’entend ni ne voit rien d’autre qu’elle
auréolée de sa grâce lumineuse chantante.

mon ami
si tu n'as jamais connu ce moment
tu n'as rien vécu
et tu peux aller pleurer sur les quais
personne pour te consoler

on dirait une pouliche qui se déhanche pour s’endormir
et la brume viendrait se répandre autour d’elle
pour la protéger du regard des hérons

on dirait un pont qui s’élance
suspendu dans le vide
et la circulation s’arrêterait pour le regarder

un jour elle était restée comme cela
si longtemps
à le contempler
qu’il avait cru à un torticolis
elle se demandait simplement qui il était au fond

comme s’il le savait

il aurait du dire
le trop plein de son cœur
et sa tête qui cogne
au lieu de rester muet
benêt souriant

alors après cette éternité figée sans réponse
elle avait soupiré redressé la tête et disparu
ses pieds effleurant à peine le sol
fantôme au cœur tendre déçu
il n’avait entendu que ce soupir à l’affreuse douceur

aujourd’hui encore il résonne dans sa tête
comme un crissement sourd
tandis qu’il la cherche
désespéré
dans les rues du monde entier

jardin en friche

que vas-tu trouver si tu plonges en toi
la plupart du temps un jardin en friche
non clos ouvert aux courants d’air
tout y grandit poussé par le vent
et tu t’agites là-dedans
comme un jardinier épileptique
l’herbe est raide la graine sauvage
ta nature profonde vit sans respect
des lois de l’harmonie plate
rebelle tu fouines tu creuses
tu verras des fleurs aux couleurs violentes
dans des recoins sombres
et du chiendent dans ta plus belle plate-bande
tu verras des lignes de fuite brisées
dans des allées trop larges
le temps est fragile dans ton jardin fou
le soleil y chauffe trop fort
la pluie tombe à verse
tout pousse trop vite ou tout brûle
et tes mains mon Dieu tes belles mains d’artiste
regarde les rongées creusées gercées
par les travaux de terrassier
qui usent ton souffle et ton dos

fou tu continues pourtant
et voici qu’un soir un peu plus calme
la brise et le ciel doux se tenant la main émules
les oiseaux pépiant pour une fois sans tumulte
assis contre le mur aux vieux vergers
tu contemples ta vie agitée
et elle te plait

ambiance train

ambiance train fin de journée
de quai en quai ça bouge
ils vont quelque part c'est sûr
mus par un désir un besoin
ils s'y pressent sans détour
avec de gros sacs
ou de petites larmes cachées
chacun sait pourquoi il est là
ou fait semblant de s'en contenter
c'est rare d'errer dans une gare
une gare ça aiguille ça bourdonne
ça distribue les chemins
ça ne pense pas une gare
ça bruisse
ici on ne vaque pas on va
et puis la machine s'ébranle
emportant toutes ces vies dans ses mains
destins unis par le même bruit balancé
tous dans le même train train
ils se disperseront arrêt après arrêt
comme un jeu de cartes envolées
pétales de marguerite effeuillés
par le souffle mécanique du train
trieur de hasard et de destinées
je n'aime pas le train
ni la fin de journée

le jeune berger

Ces drôles de gens pressés
Je les entendais depuis longtemps
Ils se sont arrêtés dans un bruit de ferraille
Avec leur vieille bagnole pourrie
C’est malin tout le troupeau a fui

Pourquoi me regardent-ils comme ça ?
Étrangers, salut !
Voici ma terre ses pierres dures et noires
Voici le fleuve Indus toujours pressé
Qui court après les nuages
Voici les montagnes immenses de mon pays
Vous pouvez lever la tête
Elles seront toujours plus hautes que vous (rire)

Ici, le sol est gris comme la vie
Le ciel bleu comme les rêves

Les bêtes sont loin maintenant
Il faut que j’aille les chercher
J’ai faim j’ai froid
Pour une fois j’aimerai rentrer avant la nuit

Les étrangers sont remontés dans leur voiture bruyante
Ils agitaient leurs mains comme pour chasser les mouches
Ils me souriaient en partant
Comme si on se connaissait !

Maman, que fais-tu en ce moment au village?
Aujourd’hui, j’aurai préféré rester là-bas
Jouer avec les cousins
Prendre la petite sœur dans mes bras
Écouter les histoires du grand-père
Au lieu d’être ici
Seul
A nouveau

princesse

C’est drôle elle croit sans doute
Qu’elle peut cacher sa beauté
Derrière la main
Alors que tout en elle flamboie
Elle est la grâce effarouchée
Ce n’est pas le hasard
Qui crée son éclat
Les cheveux noirs
Sont savamment rassemblés
Les étoffes explosent
Les bracelets s’imposent
Qui connaîtra jamais
L’infinité de son sourire
La façon sensuelle qu’elle a
De déployer son corps grand et droit
Son port de princesse du Thar
La fait régner sans partage
Sur le désert indien
Seul un homme sensible et juste
Pourra apprécier un tel don du ciel
Bénie soit-elle

voie de l'homme

homme libre et faible voici enfin ta voie
dénuée de poussière et d’ortie
écoute l’oracle guidé par l’amour
assieds-toi un instant près de moi
calme ton cœur qui bat trop fort
à courir après l’informulé

viens ici 
tu peux déposer larmes et désir tragique
mon ami mon frère écoute-moi
la vérité que tu cherches est là
mais tu ne la vois pas
arbre décharné 
tes branches nouées
retourné en-dedans 
phare à l’envers

alors voici

commence par te frotter à l’homme au lieu de le fuir
nourris-toi du fond de ses regards fiers
et c’est ainsi que naîtront tes nouveaux désirs
ton âme blottie dans la chaleur des mers

ensuite cherche en toute chose sa beauté
mais au-delà d’elle nichée quelque part
en haut d’une montagne derrière un nuage une mare
un coin secret que tu découvriras émerveillé

et ce sera ton jardin mystérieux éternel

enfin demeure en tes mots avec la chair et non l’esprit
tu es le temple de ta poésie
seule vérité possible elle est la voie
elle est la clé qui ouvre toutes les fois

mon ami mon frère
je ne te parle pas de bonheur ni de plénitude
je te parle simplement de vivre
et de la vraie richesse
comme un sourire de pleine lune
dans la nuit des doutes

marche respire regarde sens pleure
et dis-le

fête à pushkar

voici la jeune servante
le rouge et le noir
or des fils brodés
blancheur des perles sur le corps sombre
gris et jaune des pierres et du sable boueux
toutes les couleurs de la vie sur une statue souriante
jeux chromatiques violents de la jeunesse et de la joie
teintes passées de l’effort et des contraintes
ce jour-là lors de la pleine lune de novembre
c’est la fête à pushkar
la ville aux 500 temples
dont le seul au monde dédié à brahmâ le créateur
les hommes viennent se baigner dans le lac sacré
voici la plus grande foire aux animaux du monde
des milliers de chevaux et de chameaux
la prière et le commerce
on bivouaque sur place
les jeunes filles en habits d’apparat
préparent les feux en riant
la foule communie
les rites se perpétuent
la vie continue

amavero

nous vieillirons à tour de rôle
toi et moi épaule contre épaule
avec nos murmures nos regards
ce qu’on devine derrière les fards
nous deux chien et chat yin et yang
arbres enracinés héritiers du big bang
portés l’un par l’autre toi vague et moi vent
toi l’oiseau léger moi l’ours fatigué mal aimant
nous vieillirons ensemble marchant les ombres mêlées
nous contemplerons longtemps les étoiles dans nos mains ridées
nous bercerons les enfants des enfants de nos enfants je le sais
leurs petits cœurs tic tac diront toc toc je peux entrer
nous vieillirons ensemble je veux que tu le saches
avec nos cœurs flamboyants avec nos taches
je suis ta main ton cœur pur je suis ta peau
tu es mon âme tu es le trouble de mon eau
nous passerons d’âge en âge sans remords
et pour se surprendre se regarder encore
et pour rire rire toujours plus haut
l’éternité ne sera pas de trop

Hommage à François Cheng, auteur de "L'éternité n'est pas de trop" (Albin Michel)

tu es une île

Tu es une île
Ton cœur un rivage escarpé troué de plages
Ta vie la mer qui vient le battre et le lécher
Tout est silence et mystère l’eau où tu nages
Ton âme forte est née des forêts embrumées

Tu es une île
Et je suis le voilier qui enfin fait escale
Dans la passe sur la barrière de corail
Il a jeté par tribord le fond de sa cale
Et mouillé son ancre dans un lagon sans failles

Tu es une île
Ton sourire les larges palmiers qui frémissent
Ta peau le sable qui dort sous le soleil bleu
Ton regard est lumière ton corps oasis
Abrite la paix dans son anse havre heureux

Tu es une île
Et moi j’explore les collines de ta peau
Je marche sur la mousse et je lis sur tes lèvres
Tel l'oiseau de mer le regard toujours plus haut
Je prends une à une les clés de l'univers

Tu es une île
Un joyau enfoui dans l’archipel de l’eau verte
Tes yeux sont le phare de la rotondité
Tes mains balisent un chenal de découverte
Je me perds dans le méandre de tes sentiers

Tu es une île
Sur la route des cyclones voici l’abri
La niche où tout se tait quand il hurle dehors
Dans la hutte les feuilles créent un doux tapis
Tu es la vie l’amour à la fin de la mort

Tu es mon île
En fond de baie le voilier gémit sur son ancre
Le corsaire a jeté sac à terre harassé
Il a posé la plume nimbée de son encre
Quatre mains se sont nouées les corps embrassés
Conseil: une fois sur les poèmes, passez d'un texte à l'autre avec les flèches du clavier